Devant la chute Montmorency, la surface de glace épaisse qui recouvre l’eau du fleuve s’est fissurée pour former d’immenses plaques aux allures tectoniques. Le soleil est pâle, le ciel partiellement voilé. Mes pneus font crépiter le sable et les débris hivernaux tandis que j’affronte le cruel vent d’est avec un sourire un peu niais. Celui d’un bonheur simple retrouvé.
La température extérieure s’élève péniblement au-dessus du point de congélation et j’avale les kilomètres en redécouvrant mes repères. La maison victorienne abandonnée en haut de la colline qui plonge vers le Petit-Pré. La ferme aux toits rouges avec les lamas et des gros bovins hirsutes aujourd’hui juchés sur un tas de terre. Les caveaux à légumes de l’avenue Royale. Le salon de bronzage Corail et la basilique.
Je connais le décor par cœur et renoue donc avec lui comme on rentre chez soi. Avec ce sentiment de retrouver ses bases, un lieu familier où l’on se sent parfaitement bien. Les sensations dans mes jambes ne sont pas étrangères à mon état mental. L’entraînement hivernal m’a doté d’une forme splendide dont je ne profite cependant qu’à moitié, puisque cette sortie en est surtout une de ressourcement. J’avale du paysage, je bois de l’air frais. Avec d’aussi bonnes jambes, malgré le vent, j’avance sans trop de peine et savoure chaque seconde.
Tandis que la chape de neige se liquéfie sur l’asphalte, je renoue avec cette bienheureuse solitude qui me manque tant l’hiver. Le soleil perce le voile nuageux et fait grimper le mercure. Au cap Tourmente, un groupe de cavaliers me croise, des Palm Bay à la main. Nous nous sourions. La météo nous rapproche malgré l’infranchissable distance qui sépare nos activités printanières. Des goélands hurlent sur la plaine dénudée alors que je tourne au bout du cap et prends le chemin du retour.
J’emprunte la route qui surplombe Sainte-Anne-de-Beaupré. Au loin, l’île d’Orléans émerge en rondeur du fleuve bleu métal, constellé de micro-banquises. On dirait un gâteau. Sa surface inégalement enneigée, comme recouverte d’un glaçage à la vanille étendu par un enfant maladroit. À ma droite, le cap continue de s’élever vers les terres du Séminaire. Je passe la route qui mène aux Sept Crans et croise une voiture dont la sono crache un rock d’abord inaudible. Puis je reconnais Freebird, de Lynyrd Skynyrd.
Les paroles résonnent comme l’écho de mon état d’âme. Je me sens libre aussi. Loin de tout, et heureux de retourner vers chez moi après avoir savouré ces moments de légèreté que me procure mon sport. Je retrouve ce sentiment qui me manque tout l’hiver. C’est une part de moi qui dégèle en même temps que le sol.
Nous cherchons tous ces espaces de liberté qui nous rendent heureux. Le mien est sur le vélo. Il est en mouvement. Il est fait de décors et de sensations. Au fond des bois ou sur la route, les pensées qui affleurent, légères, puis me quittent, et reviennent, le souffle chaud, la douleur dans les cuisses, le vent, la brûlure dans les bronches et les poumons, les ruisseaux, les chutes, les rivières, les ponts, la cadence circulaire des genoux, le soleil sur ma peau, les chevreuils, les hurlements des coqs, la pression du guidon au creux de mes mains.
Je suis l’oiseau libre de la chanson. Tant d’endroits à voir. Tant d’espace d’une vie à l’écart des contingences du quotidien à se réapproprier. J’ai retrouvé la liberté que m’avait volée l’hiver. J’en savoure chaque instant, sachant trop bien que le cycle des saisons me la reprendra.