Voleur de temps

Voleur de temps

Tôt au printemps, chaque sortie prend l’allure d’une planification de cambriolage.
Je consulte la météo comme d’autres les feuilles de thé. J’examine les prédictions heure par heure, méticuleusement, tel un truand qui analyse les plans d’une banque. Tôt le matin, c’est souvent trop froid. En fin de journée, quand le soleil décline, le mercure l’imite. Merci la pandémie : les horaires n’ont jamais été aussi souples. À quelque chose malheur est bon, comme disait l’autre.

Loin des yeux
L’occasion se présente et je fonce. Je m’extrais rapidement de la ville pour rejoindre mes terres du Nord. Mes côtes, mes forêts, mes rivières. La signalisation ne sert plus ici qu’à indiquer les limites de vitesse aux voitures. Pour moi, plus besoin de la ralentir ou d’arrêter. Les larges pneus de mon vélo de gravel (que je prends sur la route au printemps) se moquent des accumulations de sable et des dommages causés à la chaussée par l’hiver. Chaque fois que je me lève sur les pédales, leur gomme chuinte au rythme de la danse que je leur impose.

Et cela se produit souvent. L’efficacité de mon coup de pédale travaillée sur le rouleau pendant l’hiver est évacuée au profit de mon enthousiasme. Je me lève, j’accélère, mon cœur se précipite à l’effort autant qu’en raison du plaisir. Mes bronches reçoivent l’air froid comme un signe de vie.

Celle qui reprend. C’est la fin de l’hiver. Enfin.

Je ne sais pas si j’aimerais autant rouler sans la saison morte. Il y a quelque chose de l’émerveillement renouvelé, de la redécouverte des sensations au printemps qui me fait chaque fois retomber en amour avec le geste, la vitesse. Distance makes the heart grow fonder, disent les anglos. Loin des yeux, près du cœur. L’éloignement attise les sentiments, prétend le dicton. 

Ce n’est peut-être pas toujours vrai avec les gens (quoiqu’on n’a jamais autant mesuré qu’aujourd’hui à quel point nos proches peuvent nous manquer lorsque nous sommes privés de leur contact), mais j’ai l’impression que ce l’est avec le vélo.

Sur un nuage
Dans Les Équerres, entre Tewkesbury et Valcartier, la rivière a regelé dans les dernières nuits. Elle irradie de froid lorsque je la traverse. Puis, passé le pont, le soleil sort de derrière les nuages et chauffe mon dos, mes bras, mes mains. La sensation est vivifiante. Je me relève sur les pédales. Je sens la sueur dans mon dos. La route transpire elle aussi au contact des rayons. Un tapis de brume la couvre. Je roule sur un coussin de nuages qui se fendent à mon passage.

Je dépasse deux cowboys locaux à dos de cheval. Je leur envoie la main. Je ne pense à rien. Je suis respiration et mouvement. Je suis la petite douleur dans le bas de mon dos à gauche. Je ne songe pas au travail. Pas aux repas à planifier. Pas à la troisième vague ou au vaccin. Je ne me demande pas si les courses auxquelles je suis inscrit auront lieu ou pas cet été. 

Je profite du moment en sachant que je pourrai revenir ici aussi souvent que je le souhaite. Dans la pureté totale de la solitude en mouvement que je retrouve aujourd’hui, sur ce véhicule où la souffrance est affaire d’évasion, de temps volé au temps. De plaisir, quoi.

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