Mi-femme, moitié engin. Moitié homme, mi-machine.
Voilà ce que nous sommes.
Il y a peu de sports où la performance relève autant de l’équipement que de la forme. Ou plutôt, pour être plus juste (parce qu’un bon vélo ne transforme pas une bourrique en pur-sang), d’une communion qu’on souhaite parfaite entre le corps et l’objet qui nous permet de décupler la force humaine, de faire de nous des bolides, des oiseaux qui s’envolent vers les cimes des montagnes ou des matamores qui dévorent du dénivelé négatif.
C’est sans doute ce qui explique notre obsession pour ces objets.
Toute l’expérience du corps est affectée par le vélo. Ce sont, répétons-le, deux mécaniques qui s’agencent pour former un tout. Lorsque l’union est parfaite, le résultat est souvent plus important que la somme des parties.
Les jambes. Elles sont composées de tissus et d’os, tous liés à une vaste chaîne musculaire. Elles sont des pistons. Parties mobiles de moteurs actionnant des leviers qui tournent en cercles parfaits afin d’actionner chaîne, pignons, roues. Le tronc, lui, est penché sur le cintre pour mieux défier la friction du vent. Il maintient sa position grâce aux muscles du dos, aux abdominaux, à la flexibilité des hanches.
Sa capacité à s’incliner s’allie à l’aérodynamisme du cadre ainsi qu’à la composition des pneumatiques et à la fluidité des roulements qui réduisent au minimum les points de friction, les pertes d’énergie, et améliorent ainsi l’efficacité de tout cet engin post-humain qu’est le cycliste sur son vélo.
Il y a donc, d’un côté, le temps et l’effort que nous mettons à sculpter notre forme afin d’améliorer nos performances. Et de l’autre, une machine qui nous permet d’exalter cette puissance, de la rendre avec le plus de qualité possible.
La perfection du mouvement de la machine est une constante incitation à ajouter de la finesse à la force brute de notre moteur. Le positionnement idéal en fait partie. Tout comme la qualité du pédalage, la position des bras, des épaules.
Et puis il y a la beauté.
Celle de la machine inspire le geste. Des jambes qui tournent rond, les genoux alignés, le dos décrivant une courbe impeccable. Quel plus bel hommage peut-on rendre aux formes sublimes d’un vélo que celui de travailler le corps pour en épouser jusqu’à l’esprit, pour ne faire qu’un avec lui?
Toutes les obsessions du cycliste se résument en quelque sorte dans cette idée d’être à la hauteur devant l’excellence d’une mécanique à la fine pointe de la technologie. Et de constamment changer pour rehausser son jeu sur le plan de la forme en même temps qu’on améliore la mécanique.
On me reprochera de chercher ici une explication à ce qui n’est rien de plus qu’une manifestation du fétichisme ambiant de nos sociétés de consommation. Or, je crois que le vélo n’est pas pareil. Pas qu’on doive toujours en changer pour y prendre plaisir. Mais il n’existe que peu de choses qui, pour moi et plusieurs de mes semblables, peuvent s’apparenter à une sorte de rencontre entre le matériel et l’esprit humain qui nous élève. Qui sont presque sacrées.
Peu de choses m’apportent de la joie comme le fait un nouveau vélo. J’écris ceci alors que j’en attends un tout neuf. Et je sais que, contrairement à la très vaste majorité des autres objets que je désire (car non, je ne suis pas à l’abri du consumérisme), le plaisir que je prendrai à l’utiliser sera mille fois plus grand que celui de la convoitise, de l’attente.
Rouler est une des plus belles choses qu’il m’est donné de faire. M’exécuter sur une machine qui témoigne du génie humain et répond à mes critères de beauté permet d’amener certains de ces instants sportifs à un autre niveau.
Le son d’un mécanisme impeccablement conçu et ajusté, le sentiment d’un transfert de puissance parfait, le son des roues de carbone qui vrombissent lorsque je me lève sur les pédales : ajoutez-y un paysage, de bonnes jambes, le bonheur de la solitude à grande vitesse, et vous obtenez quelque chose qui ressemble à un moment de grâce.