Moins que zéro

Moins que zéro

L’hiver s’était retiré pendant deux jours et la pluie avait tout nettoyé. Les rognures de glace au bord des routes n’étaient plus qu’un souvenir. Les traîtresses plaques noires gelées : disparues elles aussi. Et puis, un matin, l’hiver s’est repointé, mais discrètement. Tout juste sous zéro. Un soleil partiellement voilé, comme couvert de mousseline blanche, le ciel parfois traversé d’une volée de flocons qui semblaient s’être égarés. Comme les confettis d’un mariage lointain qu’une bourrasque aurait emportés.

Je n’ai pu résister à l’irrépressible envie de sortir. Novembre avait plaqué au sol mon envie d’extérieur. Décembre lui avait réservé un saut de la troisième corde, mettant mon désir de route K.-O. Et voilà que ça revenait, d’un coup.

Le vélo de gravel était paré, au sous-sol. Pneus de 40 mm, gonflés à 40 livres. La mécanique impeccable, prête à décoller, comme une brûlante patience.

J’ai enfilé les couches de vêtements dans le silence de la maison, déserte ce jour-là. Le cliquetis des touches de mon clavier s’étant tu, il ne restait que l’accélération de mon cœur pour battre dans ma poitrine, mes tempes, et se faire entendre. J’avais hâte; l’excitation me gagnait à chaque morceau de linge enfilé. J’ignorais où j’irais. Combien de temps? Peu importe. Une belle poignée d’heures étaient à ma disposition, et je comptais bien les mettre à profit pour faire grimper en flèche l’actif de ces plaisirs qui donnent à la vie la saveur d’une dragée dont on laisse fondre le sucre sur sa langue avant d’en croquer l’amande.

Rouler l’hiver est une sorte de défi lancé à la nature. Un délit de nordicité.

En ville, passe encore. Les distances plus courtes et les avenues plus fréquentées et mieux entretenues représentent un défi qu’on ne saurait dénigrer, mais s’élancer sur les routes lointaines, dans des contrées où le cycliste, à ce temps de l’année, constitue une apparition aussi surprenante que celle d’un chevreuil étourdi, voilà qui est autre chose.

Sans parler de la possibilité de se mettre à geler à 30, 40 bornes de la maison, et de devoir revenir en tremblant de tout son être. Sur les routes exposées, le vent hivernal est une menace. Sa morsure est cruelle, redoutée. Elle peut venir à bout de toute l’arrogance de la recherche et développement investie dans la conception des tissus techniques pour vous glacer les os.

Mais le vent était calme. Presque assoupi. Et l’air avait cette sorte de qualité qu’il ne possède que lors des journées qui sont froides sans être totalement glaciales. S’il fallait donner une consistance visuelle à son invisibilité, j’évoquerais la partie immergée d’un iceberg, la transparence de sa paroi laissant voir un cœur de glace bleu mat. Pur, impérial.

Les premiers tours de roues furent comme ceux du printemps. Pure excitation. De l’enchantement.

J’ai choisi la route qui m’éloignerait le plus rapidement des zones fréquentées. La vapeur de mon souffle laissait une sorte de traîne dans mon sillage, devinais-je, comme la fumée d’une locomotive à vapeur, mais qui s’évanouissait presque aussitôt.

Derrière mes lunettes, mes yeux étaient humides. Quelques larmes provoquées par le vent froid se mêlant à une émotion insuffisante, à elle seule, pour me faire pleurer de bonheur; n’empêche que j’exultais. Parce que vous pouvez m’offrir tous les succédanés de la terre. Me faire skier, marcher, courir. Je ne parviendrai jamais à les aimer autant que le vélo.

Alors rouler, ce matin-là, était un cadeau inespéré. Je me sentais à la fois reconnaissant et rusé. Comme si j’avais dévalisé l’entrepôt des possibilités estivales en m’introduisant par effraction dans son sanctuaire, fermé à double tour pour l’hiver.

Dans les montées, la vapeur de mon souffle redevenait visible et je sentais la transpiration qui mouillait ma première couche de mérinos. Le geste était étonnamment souple, mes articulations à peine affectées par la température. Les descentes m’effrayaient un peu; je craignais que la sueur me gèle sur le corps, mais surtout que quelque plaque de glace noire ignorée par le redoux m’attende dans le détour pour me jeter au sol. Je tentais de rester calme, conversais avec ma peur et la convainquais de réclamer de mes mains qu’elles se détendent et reprennent leur idéale prise sur le guidon. Une fermeté cool, qui chasse la crispation.

Des boisés me parvenait ce froid qui irradie des grandes masses neigeuses. Les arbres squelettiques m’ignoraient, dans le sommeil d’hivernage, et j’avais le sentiment de glisser dans un silence seulement interrompu par de rares voitures dont les conducteurs me réservaient un regard qui oscillait entre la stupeur et l’amusement.

Le chuintement de mes pneus sur l’asphalte blanchi par les sels déglaçants; le paysage décharné que je redécouvrais dans sa morte saison; l’air sous zéro qui traversait mon col et s’engouffrait dans mes poumons; la légère brûlure dans mes jambes; la lente morsure du froid qui s’immisçait dans mes orteils et mes doigts et croquait le bout de mon nez et mes joues : toutes ces choses commandaient mon attention. Et l’absence de pensées étrangères à cette expérience me ravissait.

Le soleil était entièrement voilé lorsque j’ai retrouvé les premiers signes d’urbanité. Fast-foods, mails à moitié vides et trafic effréné. Les confettis épars se muaient en averse de neige, et il ne me restait que quelques minuscules kilomètres à faire avant de rentrer et de retrouver le confort de la civilisation. La vie intérieure.

Puis l’hiver reprendrait ses droits, pour des mois. Ignorerait-il le temps que je lui avais volé, ou me punirait-il en s’éternisant au printemps? Pour l’instant, ces questions me paraissaient inutiles. Les bonheurs sont toujours fugaces et doivent être dégustés lorsqu’ils se présentent. L’avenir pourrait amener ce qu’il veut. Ma réserve d’espoir avait été remise à niveau. Même l’hiver cruel de Québec ne parvenait pas à maintenir, sans parfois fléchir, sa cruelle étreinte qui ressemblait par moments à un morceau d’éternité.

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