Le ciel peut attendre

Le ciel peut attendre

Le plafond est bas, forcément, puisque nous sommes tout en haut. Une lumière un peu sale éclaire un décor magistral. Les nuages s’accrochent comme les ultimes lambeaux de mon angoisse à la paroi rocheuse tout en haut du col du Finestre. Bientôt on n’y voit plus grand-chose, sinon le sol de terre, ma roue. Il y a ma respiration qui me tient compagnie. Et mon ami disparu dans la brume.

«Il reste juste quelques mètres.» Ce sont les derniers mots que je prononce avant que se réinstalle jusqu’au sommet le silence que nous cultivons, Nicolas et moi, depuis que nous avons entrepris notre périple dans les Alpes.

Nous avons beaucoup discuté, ri. Mais nous avons tant roulé ensemble que nous n’avons plus peur du vide qui prend place lorsque la parole s’éteint. Cet espace se remplit aussitôt de toutes les petites histoires communes qui, rassemblées, forment ce qu’on appelle la complicité.

Depuis des jours, nous alignons les cols. Nous gravissons les montagnes, dévalons vers le creux de vallées verdoyantes, trempons les pieds dans des lacs dont la pureté, dirait-on, relève de la fiction.

Mais je rêve de ce col particulier depuis longtemps. Sans doute depuis que le Giro l’a emprunté pour la première fois, il y a presque 20 ans. Regardant du haut de ses 2170 mètres les vallées de Suse et de Cluson, ses derniers kilomètres non pavés et son décor austère, pierreux, imposent le respect.

J’y suis et pourtant je n’y crois qu’à moitié.

Il y a quelques mois à peine, on m’opérait pour mes métastases cancéreuses au foie. Une récidive, après un premier cancer dont j’avais guéri si rapidement et facilement qu’il m’avait semblé irréel. J’avais l’impression de n’avoir jamais été réellement malade cette première fois tellement ça s’était réglé aisément. J’avais presque relégué l’expérience aux oubliettes, me sentant presque gêné de dire que j’avais eu le cancer tellement ma situation avait été simple comparativement à celle d’autres malades. Ce nouveau crabe m’a d’autant fait fléchir les genoux que, dans ce même repli de mon esprit où j’avais rangé ma guérison presque trop facile, j’avais aussi enseveli la possibilité qu’il revienne et me fasse chanceler de la sorte.

Je suis passé par le calvaire de la chimio. Cette fois, c’est sur les rotules que je me suis retrouvé. Ma force évanouie au fil des semaines. Mon âge se démultipliant pour faire de moi un vieillard prématuré. Mon esprit, lui, était envahi non pas par l’idée de ma mort, mais par celle de laisser mes garçons derrière. Cette peur-là me faisait frissonner plus encore que l’air de l’hiver qu’il me fallait affronter au moment de me rendre à l’hôpital pour une opération suffisamment risquée pour que je prenne le soin de refaire mon testament.

Mais j’étais optimiste. Malgré la complexité de la procédure, je voulais vaincre.

J’ignorais si j’y parviendrais. Il faut être prudent avec les discours de victoire qui entourent la maladie. Comme dans le sport, il y a tant de variables qu’on ne contrôle pas. Une défaite n’est pas un manque de volonté de gagner. Mais cette dernière ne nuit pas au moment de lever les poings. Il faut y croire.

Je me suis relevé de cette immense épreuve la tête haute. Quelques mois plus tard, malgré des pronostics qui ne promettaient rien qui ressemble à une remise en forme aussi fulgurante, je m’envolais pour les Alpes avec Nicolas.

Me revoici au temps présent. Dans les derniers mètres du Finestre. Le silence de la haute montagne m’a toujours impressionné. Ce n’est pas un vide. Comme la complicité qui m’unit à Nicolas, c’est une présence. Celle de soi dans l’immensité, celle de cette immensité en soi.

Je fais les derniers mètres, j’avance dans la brume. Puis quelque chose se défait en moi, comme une digue qui flanche sous la pression de pluies torrentielles. Je pleure bruyamment, sans gêne. Je pense à mes deux garçons. Aux mois d’angoisse. À la mort qui rôde dans nos vies comme la tempête en haute montagne : attendant de nous prendre par surprise, tandis que le quotidien nous fait oublier notre condition de mortels.

Les sanglots me font hoqueter. Je devine la présence de Nicolas dans la brume, à quelques mètres de moi, sans le voir. Je sens son attente; son silence est celui, ici, de la compassion. Je devine que ses joues se mouillent d’autre chose que de sueur aussi. Après un temps, il s’approche. Me demande si je vais bien. Oui, ça va. Et comme elle s’est rompue, la digue se referme.

Après avoir contemplé le monde d’en haut entre deux rideaux de brume, je redescends et le vent de la montagne fait sécher mes larmes. Un immense sourire me barre le visage. J’ai toujours savouré l’ivresse de la vitesse. Ça y est, j’ai fait le Finestre. C’est un peu comme si j’avais touché au ciel pour lui signifier que malgré ses deux tentatives, il ne m’aurait pas tout de suite

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