La perfection

La perfection

C’est une journée qui efface tout. La mauvaise humeur. Les aléas du quotidien. Les tracas du boulot. Les ennuis avec les enfants. Et surtout les pénibles sorties sur le vélo, les entraînements avortés et les crevaisons en fin de course alors qu’on s’apprêtait à si bien terminer…

Les nuages défilent paresseusement, comme les heures de cette fin d’après-midi. Dans quelques tours de grande aiguille, les lueurs roses du soleil couchant leur donneront l’air de barbes à papa massacrées par des mains d’enfants avides de sucre. Mais pour l’heure, leur blancheur tranche avec le bleu franc d’un ciel d’été. Il vente à peine, juste pour dire. La lumière est blanche, pure, et fait exploser le vert des feuilles, des champs et des pelouses.

Dès les premiers coups de pédales, je le sais : ce sera un jour sans chaînes. Une sortie où l’on avance à une vitesse ahurissante en n’ayant jamais vraiment l’impression de forcer. C’est le principe de l’adaptation qui triomphe : après plusieurs jours d’entraînement et deux de repos presque complet, la mutation est accomplie et mon corps exulte. 

Il devient alors un outil que je peux ignorer. Un moteur parfaitement ajusté, qui me permet d’aller vite et loin sans me soucier de la fatigue. Suffit de faire le plein de temps à autre, et je pourrais rouler éternellement, me semble-t-il. 

Entre l’intersection du boulevard Talbot et la chapelle de Tewkesbury, c’est à peine si je sens les pédales sous mes pieds. Ma respiration demeure régulière, sauf peut-être dans les deux rampes les plus abruptes. Et encore, je me lève et mon vélo avance comme jamais. Arrivé en haut, je rajoute une dent. Puis une autre. Je prends de la vitesse et me couche sur le tube, les mains au bas du cintre. Je conduis la moto dans Tron.

J’enfile les petites bosses, longe la rivière où paressent des pêcheurs et quelques baigneurs. Je vais encore plus vite. Et encore. Je passe deux gars qui prennent des relais en revenant par le côté nord. Ils ont l’air d’être dans une forme splendide. En temps normal, ils me reprendraient peut-être mais je les dépasse comme une fusée en leur envoyant la main. Une minute plus tard, je me retourne et ils ont disparu. 

Je souris pour moi-même. Pas de les avoir enrhumés au passage. Mais de réaliser à quel point ce niveau de forme est exceptionnel, et la sensation qui l’accompagne, absolument sublime. Parce que très rare.

Combien ai-je de journées comme celle-là dans la saison? Je peux les compter sur mes doigts. Parce qu’il faut que tellement d’éléments s’alignent afin de toucher à cette perfection du corps que cela pourrait ne jamais se produire. Me suis-je bien entraîné et suffisamment reposé? Suis-je de bonne humeur et pas trop stressé? Puis il y a la mécanique, qui doit aussi être sans faille. Et si possible, la météo.

Parce qu’une journée comme celle-là se prend avec plaisir sous la pluie, mais dans le soleil d’un été trop court, elle se transforme en élan de bonheur. Alors que j’ai parfois hâte de rentrer après 80 ou 90 bornes, je choisis d’allonger mon parcours, d’arrêter pour un café, je texte à la maison pour dire que j’arriverai plus tard. 

Et une fois dans le jardin, derrière chez moi, je poserai ma canette de bière sur des lèvres où se sera figé un sourire qui ne me quittera sans doute même pas dans le sommeil, mes rêves se teintant de rose comme les nuages dans le couchant.

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