Cette voix. Vous la connaissez. C’est elle qui commande la fin des émissions et transmet à votre système d’exploitation personnel une notification d’échec. Lorsque le corps est rompu, qu’il est poussé à bout, elle s’amène, cuisante, haïssable, pénible et pourtant impossible à complètement étouffer. Elle ne connaît qu’un ordre : arrêter. Ctrl-Alt-Del. Éteindre et redémarrer.
Qu’est-ce que j’ai pu la détester.
Surtout parce que cette voix, c’est évidemment la mienne, et qu’elle se présente toujours au pire moment. Juste quand j’aurais, au contraire, besoin d’être encouragé, elle trouve immanquablement son chemin jusqu’à la surface de ma conscience. Je sais alors que si je l’écoute, tout est fini. Et elle a le don de se faire entendre.
C’est une voix qui hurle en silence, à l’intérieur du crâne. Ou elle infuse en moi le poison du désespoir en laissant couler dans ma conscience un lancinant murmure. C’est un signal d’alarme qui s’adresse à moi à la première personne en espérant que je répéterai ses mantras jusqu’à y croire.
«J’arrête.» «C’est trop dur.» «Je suis plus capable.» Ça vous rappelle quelque chose?
Peut-être la détestez-vous autant que moi, cette voix qui tente de nous convaincre que notre organisme a atteint son point de rupture et qu’il faut abandonner, ou à tout le moins lâcher du lest.
Sauf que je sais maintenant que ce n’est pas vrai.
En fait, la science de l’entraînement a démontré que cette voix manufacture des fausses nouvelles avec plus de célérité qu’une cellule de pirates informatiques financée par les services secrets russes.
Mais contrairement à ces vils pollueurs des interwebs, ses intentions sont tout à fait nobles.
En réalité, elle agit comme une sorte de gardien, convaincue d’assurer l’intégrité de mes fonctions vitales. Lorsque les voyants passent au rouge partout dans mon système, parce que mon cœur est sur le point d’atteindre sa limite, que l’oxygène se raréfie et que mes muscles subissent un déversement diluvien de lactate, elle fait entendre sa sirène. Toujours les mêmes mantras. «J’arrête.» «C’est trop dur.» «Je suis plus capable.» Elle souhaite me contraindre à l’abandon, mais pour mon bien. Voire pour ma survie.
Mais il en va d’un corps entraîné comme du voyant indiquant un bas niveau de carburant dans le réservoir à essence : quand il n’y en a plus, il y en a encore.
Et dans les deux cas, il faut apprendre à mieux connaître sa machine pour savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Apprivoiser la douleur, devenir une sorte de fakir qui gère l’inconfort et se soûle aux pensées positives permet d’étouffer en partie le négativisme du signal d’alarme.
J’ai appris à contraindre ma petite voix inutilement alarmiste, à la distraire. Je la noie dans mon ego, et lui refuse une victoire qui me ferait échouer dans mon entreprise du jour. Qu’il s’agisse de terminer un intervalle, de m’emparer du KOM du grand tour des Équerres, de chasser les meneurs en cyclocross ou de larguer mes amis dans les dernières bosses vers Saint-Achillée : je laisse l’objectif devenir si grand qu’il étouffe le cri qui me dit que j’ai trop mal pour poursuivre.
Est-ce que ça fonctionne à tout coup? Non. Mais je ne déteste plus la voix comme autrefois. Elle est toujours là, comme un rappel, comme le voyant lumineux pour le niveau d’essence. Mais elle ne signale plus l’urgence de tout arrêter. Elle m’indique que je dois gérer ma douleur autrement, changer ma manière de pédaler, adapter mon rythme, prendre un moment de recul pour me recomposer, me refaire une santé. Ou alors elle me fouette, et je m’en sers comme d’une motivation. Je veux la vaincre plus encore que je veux terminer mon effort. C’est elle qui devient l’ennemi à abattre.
Et il faut parfaitement connaître son adversaire, comme dirait Sun Tzu, le maître de la guerre. Le combat sera donc toujours inégal : la petite voix me connaît parfaitement. Alors je deviens un autre. Plus fort que je le suis. Je deviens celui que je n’étais pas, quand j’écoutais la voix et ses injonctions.
C’est peut-être ça, au fond, devenir un athlète. Évoluer. S’adapter. Dans le corps et dans la tête. Devenir celle ou celui qu’on veut être.