La route devant moi se dévide comme une bobine d’asphalte. Sans fin, sauf celle que je lui imposerai. Le soleil traverse la canopée de biais et fait son théâtre d’ombres sur la surface grise où glissent mes pneus dans un silence immaculé.
Les odeurs d’herbe mouillée laissent deviner que la rosée n’a pas encore fini de sécher. Le vent ne s’est pas encore levé. Je roule seul dans l’aube parfaite.
Mais même dans le vent, le froid, sous la pluie. Même en revenant de chez mes beaux-parents en avalant les derniers flocons du printemps, les mains gercées, le bout des pieds glacé, rouler seul n’est jamais une punition ou une solution de rechange.
Je chéris la solitude dans le mouvement. Je déguste chaque minute passée en marge du monde sur mon vélo. Chacune est un antidote, un médicament.
Nous vivons dans le bruit blanc des communications qui se superposent. Piste sonore sur piste vidéo. Mèmes ironiques sur textos sarcastiques. Notifications provenant de Messenger, de Slack. Déversements de courriels, de «stories» Instagram, surabondance d’opinions sur Twitter et grimaces tonitruantes sur fucking TikTok. Des morceaux de chansons. Des visages ahuris. Des emojis. Des articles dont l’intelligence est anéantie par des armées de trolls. Clients. Patrons. Collègues. Famille. Enfants. Amis. Tendresse et violence. Amour et haine. Une orgie d’information qui nous soûle, nous abrutit sans que nous en ayons toujours conscience.
De notre réveil au moment où nous reposons la tête sur l’oreiller, nous sommes envahis par le bruit des autres, fascinés par celui-ci, par l’illusion qu’il nous donne d’être ensemble alors que nous sommes seuls.
Rouler en solo, c’est assumer cette séparation d’avec le monde. C’est affirmer qu’elle n’est pas toujours négative, que «alone» n’est pas nécessairement synonyme de «lonely»*, que l’ultramoderne solitude, celle qui nous grignote l’âme, se vit finalement surtout au milieu des foules.
La route s’étend toujours devant. Mes pensées se dévident elles aussi. Elles s’assouplissent, rejoignent de petites cases, s’aménagent un espace dans le silence. Et je goûte ce moment présent qui fait de si beaux statuts Facebook avec soleil couchant et dalaï-lama, mais qui nous élude toujours, parce qu’on lui préfère des promesses d’avenir qui sont trop belles pour ne pas nous décevoir. Nous remettons le moment présent à demain.
Être seul et bien avec soi est ce que le vélo m’a apporté de plus satisfaisant. Des heures et des heures d’une solitude qui me permet de me connaître et de savourer le bonheur simple d’être vivant, en parfaite santé, dans un pays qui me permet de jouir de ce qu’on appelle le temps libre, mais qu’on enferme trop souvent dans la cellule des «responsabilités» du monde adulte. Fuck la pelouse et le ménage et les rénos. Je choisis de rouler. Le plus souvent sans personne avec moi.
C’est une solitude qui est l’expression d’un choix. Partir, au moment désiré. Sur le parcours qui me sied, ou en prenant les virages au gré de mes envies.
Il ne s’agit pas d’un geste égoïste. C’est, au contraire, le temps qu’il me faut pour rassembler mes forces et devenir un être humain meilleur, plus ouvert, plus apte à écouter les autres parce que je me sens alors heureux de mon sort, et non pas en train de m’imaginer comment le «moment présent» de demain sera plus satisfaisant que celui-ci.
C’est un geste de créativité, de recul face aux dates de tombée, aux demandes incessantes et à l’accélération du travail dans un monde qui ne semble jamais assez performant, comme si cette course pouvait nous faire oublier nos malheurs.
La solitude du cycliste au petit matin, le midi, en fin de journée, sa lumière rouge clignotant dans le lointain alors que le soleil se couche : voilà qui permet à la femme et à l’homme de se réfugier dans un mouvement salvateur, dans l’expression de son individualité, dans son désir de se retirer du bruit ambiant pour goûter au silence.
La solitude du rouleur, c’est le choix de s’appartenir entièrement pendant quelques heures.