David Desjardins cycliste invité: Vivre vite vivre fort

David Desjardins cycliste invité: Vivre vite vivre fort

Vivre vite, vivre fort

Nous prenons un café à Le Monêtier-les-Bains dans un petit bar qui se donne des allures de saloon. La terrasse offre une vue imprenable sur un parking d’une dizaine de places. La rue principale, devant, a conservé des souvenirs du Tour, passé là quelques semaines plus tôt. Au-dessus de la route, des ribambelles jaunes, vertes, blanches, à pois flottent dans le vent chaud comme le sirocco.

Pour la plupart des autres membres de l’équipage de notre voyage organisé, la journée est pratiquement terminée. Le matin, nous avons quitté l’Hôtel du Soleil à Aussois pour entreprendre une longue plongée vers Saint-Michel-de-Maurienne. Une descente pour prendre une photo de la France d’en bas : villages désaffectés, édifices industriels abandonnés, routes élargies pour faire place à un progrès qui prend ici des allures de zombie. L’entrée vers le col du Télégraphe est aussi discrète que la grimpe est belle : forestière, constante, sans rampe trop exigeante. Un apéritif avant le Galibier qui, depuis Valloire, nous fait grimper encore 1200 m sur 17,6 km. Moyenne de la pente : 7,6 %.

Ça me rappelle le Tourmalet : tu gères, tu gères. Mais sur la fin, les dernières épingles deviennent de plus en plus difficiles. Jusqu’au dernier kilomètre où l’arrivée annoncée donne des ailes. À défaut d’avoir encore des jambes. 

Il y a foule au sommet. Des motards, surtout. Je les déteste : ce sont les plus dangereux sur ces routes puisqu’ils peuvent descendre et monter bien plus rapidement que les voitures. Ils nous frôlent régulièrement (les autos, c’est beaucoup plus rare), arrivent si vite qu’ils nous surprennent et nous dépassent parfois imprudemment dans les virages. Ils posent devant les panneaux en haut des cols, affichant un sourire imbécile, fiers comme s’ils avaient eux-mêmes fourni les chevaux-vapeur pour se hisser là. 

La bascule vers Monêtier est large, rapide et nettement plus propice à la descente. L’odomètre fléchit rarement sous les 70 km/h, signe que les virages sont amples et ne nécessitent pas ou peu de freinage. Nous échangeons la position de tête à tour de rôle, gavés d’adrénaline, tournant les jambes pour reprendre de la vitesse ou pour éviter qu’elles figent après l’effort de la grimpe.

Et donc, nous aurions pu tout arrêter une fois arrivés à Monêtier, avec notre café. C’est là qu’est l’hôtel. Nos bagages y seront déposés dans les prochaines minutes. Selon le parcours officiel du voyage auquel nous sommes inscrits, les hostilités du jour s’arrêtent ici.

Sauf que. Juste à côté, à Briançon, il y a le Granon. Joyau méconnu du Tour cette année-là. Champ de bataille où est tombé Pogačar. Une grimpe redoutable, presque toujours à 10 % pendant les 10 dernières bornes, jamais de replat. Pas de répit, donc. 

De très longues minutes plus tard, la photo de moi prise tout en haut raconte tout : les 60 fois où je me suis désespérément cherché un pignon de plus que je n’avais pas; l’avantage qu’a pris mon ami Shan sur moi en imposant un rythme très dur dès le départ; le moment où il m’a lâché; celui où, en passant devant les clôtures de la zone réservée aux exercices militaires, je suis remonté à force de courage; et ce que j’ai laissé de mon âme pour rejoindre mon adversaire de circonstance. Je grossis l’image. Je suis blême. Littéralement exsangue. Mon casque est (encore) croche.

Ces souvenirs reviennent alors que j’écris ces lignes, en même temps que la sensation d’être dans un corps lessivé, essoré. Je regarde les gens s’enfiler des parts de tarte aux myrtilles dans le minuscule café en haut et le cœur me lève. Les 300 m de gain d’altitude qui nous séparent de l’hôtel par le col du Lautaret (parce qu’après avoir descendu, il faut remonter encore un peu pour revenir à la maison) me paraissent obscènes. Nous ne sommes qu’au milieu de l’après-midi. Le soleil plombe. Je rêve d’un Coke, d’un Perrier, d’une bière. Ça viendra. Encore quelques minutes et la journée ne sera plus qu’une autre histoire à inscrire au cahier de la mémoire. Une autre folle aventure que l’on s’impose pour vivre vite, pour vivre fort.  

 

 

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