À la conquête du territoire

À la conquête du territoire

Nous sommes dans Lotbinière, au sommet du Mont-Radar. Le soleil ne brille pas, il brûle la terre, nous donnant l’impression de rouler avec au-dessus de nos têtes une forge qui déverse partout du métal en fusion. La lumière, d’une violente blancheur, irradie les routes de poussière et de pierre, leur prêtant des teintes parfois irréelles, d’un jaune tirant sur l’orange, comme si on était sur Tatouine.

Sauf qu’il y a la forêt, luxuriante. Les prairies qui s’étalent et vallonnent comme une mélodie du bonheur. «The hills are alive…», comme chante Maria. Les collines respirent, le paysage devenu vibratoire en raison de l’illusion d’optique que produit la chaleur intense. Trop de verdure pour la célèbre planète désertique.

Nous sommes au cœur d’un des Dimanches Barre-Tendre, sorties en pièces détachées de vélo de gravelle lancées par Mathieu Bélanger-Barrette et soutenues par Vélo Cartel. Vous vous inscrivez. Vous téléchargez le parcours dans votre ordinateur de bord et vous vous élancez avec qui vous voulez, à l’heure qui vous sied. C’est gratos. Et c’est un excellent prétexte pour aller jouer ailleurs que dans les sentiers trop bien battus des routes que je connais par cœur.

Comme je le réaliserai à nouveau, deux semaines plus tard, dans les belles routes pentues de l’arrière-pays dans Bellechasse (c’est un peu un pléonasme, je sais), mon plaisir du gravel bike va au-delà des conventions.

Je pense à celles qu’on nous rabâche, mais qui n’en sont pas moins véritables, puisque les clichés sont aussi pleins de vérité. J’ai nommé la possibilité de rouler en toute quiétude, de nous éloigner du trafic automobile et d’être en nature. L’idée d’aventure, aussi, qui est au cœur de ces événements qui nous amènent souvent aux confins inexplorés de régions que, pour ma part, je ne connais le plus souvent que de manière superficielle.

Mais il y a aussi un versant que je qualifierais de politique dans ce sport : notre réappropriation du territoire.

Ce pays qui est le nôtre

Si le gravel bike connaît une telle popularité, c’est beaucoup parce qu’il modifie considérablement notre manière de rouler. Sorti du circuit des voies pavées, on s’éloigne forcément de nos habitudes et des décors convenus. La conduite est, elle aussi, métamorphosée, mettant à profit d’autres techniques, de même que la dynamique de groupe. Pouvant enfin reprendre possession de la route, nous voilà qui roulons côte à côte, sans craindre les voitures qui s’y contentent de rôles de figuration et roulent à des vitesses qui permettent un sain et agréable partage des chemins de traverse.

Mais il y a autre chose.

Car nous reprenons aussi, par cette pratique, possession d’un territoire longtemps réservé aux chasseurs, aux pêcheurs ou aux amateurs d’activités motorisées.

Cela m’a frappé tandis que j’embrassais le paysage du haut du Mont-Radar. Puis dans les forêts et les champs aux alentours. J’arpentais un domaine qui est le nôtre. Notre pays, notre terre que je redécouvrais avec un enchantement analogue à celui que je ressens lorsque je roule en France, en Espagne, aux États-Unis.

Une impression de bout du monde à une heure d’auto de la maison. Un exotisme local. Le sentiment d’être seul, puisqu’on ne croise presque jamais personne, et d’être immergé dans le paysage nous permet de renouer avec des générations de découvreurs et de défricheurs, de faire honneur à leur labeur, et aussi d’aller à la rencontre de gens qui vivent une réalité tellement différente de la mienne que le décalage s’apparente à celui que je vis comme touriste dans d’autres pays.

Au fond des rangs, on découvre des chalets isolés, des îlots de maisonnettes où l’on devine des communautés de villégiature ou d’une vie en marge des villes et des villages. On croise des cabanes à sucre au milieu de nulle part. Des pâturages où paissent des bêtes indolentes, seules créatures vivantes en vue. En bordure d’un ruisseau, un vieillard sort d’un pick-up qui accuse encore plus son âge que son propriétaire, canne à pêche à la main. Amusé par notre présence ou le plaisir de taquiner le poisson, sa barbe enlumine un sourire franc. Dans tous les coins, les toits de granges à moitié effondrées ploient sous le poids de notre ignorance du patrimoine agricole.

L’aventure. La solitude. Le sentiment de liberté. Une nouvelle idée du pilotage. Tout cela serait suffisant pour nous donner envie d’aller rouler les chemins désertés que la civilisation semble ne toucher que du bout du doigt. Mais l’idée de se réapproprier nos terres ajoute un supplément d’âme à l’expérience. Comme si, en allant rouler dans ces contrées éloignées qui sont les nôtres, c’est un peu comme si on honorait, à notre manière, ces étendues qui font notre richesse et qu’on ignore trop souvent.

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